jeudi 28 février 2013

Le grand deuil de février


Ce mois de février n'aura donc pas réussi à s'achever sans nous infliger une perte irréparable (abus de langage : toutes les pertes sont plus ou moins réparables, en fait), celle d'un être qui avait donné toute sa vie, son énergie, ses talents et son temps à la plus belle des causes, celle de la musique.

Marie-Claire Alain, l'un des plus brillants, lumineux et profonds organistes du demi-siècle écoulé, est morte à 86 ans, il y a deux jours. À l'heure où j'écris ces quelques lignes, nul n'a encore proposé qu'elle soit inhumée au Panthéon. C'est heureux pour elle : on risque, dans l'avenir, d'y croiser de moins fréquentables gisants.

Noël en décembre, janvier l'année suivante

Roland furieux arrache un arbre…

… pendant que je me contente de publier le journal de janvier.

mercredi 27 février 2013

Réactionnaire comme un Africain : nouveau proverbe vatican

Photo choisie pour complaire à mes amis progressistes…

Mine de rien, je suis tout de même né “sous” Pie XII, ce pape aussi admirable que calomnié par la vermine communiste. Si le temps continue de passer comme il se plaît à le faire, on risque d'être de moins en moins nombreux à être nés “sous” Pie XII. Il reste que je m'apprête à vivre l'élection de “mon” septième Souverain Pontife. Jean XXIII, je l'avoue, ne m'a laissé que peu de souvenirs marquants. De même ne gardé-je qu'une mémoire assez floue du conclave ayant porté Paul VI sur le trône de Pierre. Jean-Paul 1er, ça commence à devenir plus net, mais il est passé trop vite : je n'ai pas eu le temps de vraiment dessaouler entre son élection et sa mort. Restent Jean-Paul II et Benoît XVI. J'ai beaucoup aimé le premier nommé. Même si, durant son pontificat, j'étais censé être encore de gauche, ses positions fermes sur tous les sujets à fort taux de modernodosité m'ont ravi d'emblée. Et plus la volaille progressiste piaillait, plus j'étais content de lui. 

Il me semble que c'est à partir du dernier conclave, celui de 2005, que les athées professionnels ont commencé à donner bruyamment de la voix pour expliquer aux cardinaux qui ils devaient élire et, sobre todo, de qui ils ne devaient absolument pas faire le Vicaire du Christ, sous peine d'excommunication progresseuse. On peut se moquer d'eux, je ne m'en prive généralement pas ;  mais un ami me disait l'autre jour que j'avais bien tort de dauber : le fait que des laïcs, et même des incroyants affirmés, s'intéressent voire se passionnent pour l'élection du pape, m'expliquait-il, est la preuve indubitable que les racines chrétiennes de l'Europe sont encore vivaces, malgré qu'ils en aient – il a peut-être bien raison.

Benoît XVI a soulevé de belles espérance, notamment par son discours de Ratisbonne, en septembre 2006, dans lequel il ôtait sans ménagement son masque de bisounours à l'islam. Hélas, en raison de la levée de boucliers mahométans et des criasseries de leurs supplétifs européens, il dut assez vite faire machine arrière – même s'il n'est pas interdit de se dire qu'il ne doit pas en penser moins pour autant.

Et maintenant le prochain, donc. Là, mes confrères en journalie et mes camarades blogosphéreux s'en sont donné à cœur joie ; ou, pour mieux dire, à glandes salivaires que-veux-tu. Il est indispensable, Vos Éminences, de fournir à ces jeunes gens – dont beaucoup sont cacochymes mais refusent de s'en aviser – un pontife sur mesures ! Un qui mariera les prêtres, ordonnera les femmes, bénira les évêques homos, distribuera des préservatifs après chaque bénédiction Urbi et orbi (qu'on appellera désormais une béné urb', afin de mettre l'Église en phase avec l'époque), lancera le chantier d'une grande mosquée vaticane, et autres menues choses du même acabit.

Mais, surtout, Vos Éminences, surtout, arrangez-vous pour que votre prochain patron soit noir – c'est absolument indispensable si vous voulez que votre pauvre troupeau décervelé vous fiche à peu près la paix. N'allez pas leur expliquer que les deux ou trois cardinaux africains qui auraient à la rigueur les compétences requises sont beaucoup trop réactionnaires pour devenir Évêque de Rome : vous y perdriez votre temps, nul ne vous écouterait. Chez les antiracistes, sachez-le, la couleur de la peau l'emporte sur tout le reste : ça semble un peu curieux au début, mais vous verrez on s'y fait.

Pour le coup, je serais ravi, moi, Vos Éminences (mais sans vous commander, hein !), si vous nous élisiez le Ghanéen ou le Guinéen. Je crois que je jouirais intensément d'entendre tous nos oiseaux sans tête pépier de bonheur durant les premières semaines du pontificat, avant de les voir s'étrangler et se rouler par terre de fureur dès que le nouveau pape commencerait à prendre de nouvelles mesures, à rédiger ses premières bulles.

Oui, sincèrement, je crois que ça serait plaisant.

mardi 26 février 2013

La tagada gada tactique de Stratégies


Lisez-vous régulièrement l'hebdomadaire Stratégies ? Moi non plus ; jamais, en fait ; sauf aujourd'hui, par désœuvrement maximal : c'est fort attrayant, l'impression de plonger dans un monde à la fois très lointain et vaguement familier par certains de ses côtés. Pour ressentir cette étrangeté, point n'est besoin – heureusement – de lire les articles proposés : les titres y suffisent amplement. Ainsi, dès la “une”, cet appel principal : LES ENJEUX DU SECOND ÉCRAN. Avec un petit chapeau censé, j'imagine, rendre le propos plus clair : Les diffuseurs mettent la “social TV” au cœur de leur stratégie, anticipant le développement de la télé connectée avec des contenus pour le second écran. Ah, d'accord… Autre titre d'appel, apparemment jugé moins alléchant car plus petit et en bas de page : LA PRESSE S'ADONNE AU CROWFUNDING. Là, j'ai l'impression troublante qu'on me raconte des cochonneries qui m'auraient échappé.

À l'intérieur c'est bien aussi. Dès la page “ opinions”, ceci : VERS UN BRAND CONTENT “AUGMENTÉ”. Ah, ces guillemets à “augmenté” ! Comme je sens bien qu'ils dissimulent des trésors de nuances, des niagaras de subtilités…

En double page 6-7, le titre de une se modifie sensiblement ainsi : La télé passe au second écran. Il est sous-titré ainsi : « Une étape de plus dans la convergence », ce qui fait bien plaisir ; on est toujours content de franchir une étape de plus dans la convergence, il me semble. De même, un peu plus loin, est-on satisfait, et même vaguement soulagé, d'apprendre que Deezer (d)étend son réseau, cependant que Monoprix se démultiplie et que Thierry Mugler met ses clientes au jus.

Du reste, c'est incroyable ce que l'on peut s'agiter entre les pages de cet hebdomadaire-là : tandis qu'ING Direct change d'air publicitaire, voilà-t-il pas que Auchan rafraîchit le « drive » ? Et, dans le même temps, Le financement participatif pense papier. Enfin, car je ne veux point lasser la patience de la pratique, sachez que pendant que La « feel good TV » investit la maison, à la page précédente VT Scan mise sur le « change management ».

On aime décidément beaucoup les guillemets, à Stratégies.

dimanche 24 février 2013

Un week-end comme je n'en souhaite pas à mon pire ennemi


De fait, le seul de nos hôtes d'hier soir dont nous étions certains de l'endroit où il serait et à quelle heure était le Père Pichard, puisqu'il célébrait la messe en l'église de Fontaine-sous-Jouy à six heures et demie – messe à laquelle Catherine et Rémi ont assisté, le second nommé étant arrivé ici vers six heures moins le quart. (J'en profite pour signaler aux non-hispanisants de mes lecteurs que son nom de blogueur, El Desdichado, se prononce : el dess-di-tcha-do, et fait référence au poème de Nerval qui porte ce titre et commence ainsi : Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé…) 

Bref. Pendant que les deux précités étaient à la messe, les Woland me sont arrivés. En vérité, ils étaient d'abord passés par Fontaine-sous-Jouy, mais l'Amirale était trop malade pour passer une heure dans une église mal chauffée et, du coup, ils se sont rapatriés ici directement, ce qui m'a fourni une excellente excuse pour déboucher la première des deux bouteilles de Pouilly-fuissé qu'Hugues Vassal avait eu la gentillesse de m'envoyer et qui étaient arrivées le matin même.

(Pourquoi l'Amirale était-elle malade ? Eh bien (scoop !), d'après elle, parce qu'elle serait enceinte. Ce qui signifie, si l'information se confirme, que le monde d'ici quelques mois va s'enrichir d'un petit facho supplémentaire, ce qui n'amuse personne : quand va-t-on enfin se décider à couper les couille à tous ces putains d'enculés de nazis ?)

(Là-dessus, question que se posent forcément tous les blogueurs réacs : l'Amirale est-elle un ignoble boudin ou une jeune femme particulièrement bandante ? Ma réponse est : Waouh ! Si on insiste pour que je développe et explicite, je dirais que, la croisant il y a vingt-cinq ans, j'en serais immédiatement tombé amoureux (réflexion stupide : il y a un quart de siècle cette pauvre Amirale avait cinq ans et ne m'aurait dont inspiré que répulsion, ou au moins méfiance). En plus d'être brune, ce qui est un avantage indéniable, elle présente aux yeux mâles un visage d'une grande pureté de lignes, avec des yeux dont la couleur m'échappe à c't'heure, mais surmontés, surlignés par deux sourcils magnifiquement dessinés et prometteurs (les vrais hommes me comprendront), sans parler de son sourire ; l'ensemble faisant dire évidemment que cet abruti d'Amiral ne mérite pas la chance qui lui est échue – margaritas ante porcos.)

Finalement, tout le monde s'est retrouvé à la maison. J'avais acheté le vin blanc et le champagne, Matthieu s'étant chargé du rouge : cette andouille avait jugé bon d'arriver avec six bouteilles, plus une vieille prune dont, à l'heure qu'il est, je suis occupé à savourer les effluves (et pas seulement).

La soirée fut animée, causeuse en diable (si je puis dire puisqu'un prêtre était parmi nous), sympathique et alcoolisée, ainsi qu'on l'a déjà compris. Le père Pichard et l'Amirale se sont découvert des points communs inattendus, mais je ne vous en dirai pas plus, parce que je ne suis pas là pour dénoncer.

Notre Père fut le premier à lâcher la rampe, ce qui est normal puisqu'il avait messe ce matin à Pacy (chacun son boulot). Rémi (Desdichado) tint la rampe un peu plus longtemps, mais c'était triché puisque, devant reprendre sa voiture, il ne buvait pas (enfin, je crois). L'Amiral et moi nous sommes achevés à la vieille prune et je serais bien incapable de dire de quoi nous parlâmes alors.

Ce matin, lorsque mes paupières bouffies consentirent à se séparer l'un de l'autre, tout le monde était déjà levé. Je me présentai à la face du monde (de nos hôtes en tout cas) dans mon jogging avachi, ainsi que je suis tous les matins : c'est l'avantage d'être vieux, on emmerde le monde, on s'habille comme on veut.

Les Woland qui avaient bêtement raté la messe d'hier soir ont eu à cœur d'y aller ce matin ; il l'ont fait. Durant le temps qu'ils étaient absents, Catherine a décidé de finir le champagne d'hier (oui, il en restait, bizarrement) en le mélangeant à du jus d'orange (un truc de Québécois). Pendant ce temps, pour l'accompagner, j'ai replongé dans la bière.

Là-dessus, la fin de la messe nous rend les Woland. M'étant assuré auprès de Marie-Estelle (ah, oui, j'avais oublié de vous la présenter, pardon…) que c'est elle qui conduirait au retour, j'ai proposé un verre à l'Amiral. Bizarrement il n'a pas dit non.

Is sont repartis vers quatre heures et demie, en direction de leur putain de région parisienne. Dès leur départ, Catherine et moi nous sommes royalement endormis, comme les deux vieux que nous sommes le font généralement dès qu'ils renouent avec un semblant de vie sociale.

Quand on s'est réveillé, il faisait nuit. Catherine est allée nourrir les chiens, j'ai repris une bière. – On en est là.

Et l'idée de travailler demain ne m'enchante pas plus que ça.

samedi 23 février 2013

Les deux vies de Fédor Mikhaïlovitch


Il est de coutume de partager en deux moitiés distinctes, mais évidemment liées, la vie de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski. La coupure la plus courante est celle qui avait cours dans les classes lorsque je fréquentais le lycée, en cette époque où les professeurs de français savaient qui était Dostoïevski, et même parfois l'avaient lu : les quatre années de bagne sibérien (1850 – 1854) étaient la coupure ; il y avait l'avant-Maison des morts et l'après-Maison des morts, vision d'autant plus sollicitante que la condamnation intervient à l'exact milieu de la vie de l'écrivain et que tous ses “grands romans” seront écrits dans la seconde partie de cette existence. C'est la vision à laquelle se rallie Henri Troyat dans sa bonne biographie de Dostoïevski.

Ce “découpage” ne satisfait nullement René Girard. Dans sa Critique dans un souterrain, livre essentiellement consacré au Russe, il fait observer qu'entre sa libération du bagne et ses premières grandes œuvres, il se passe encore dix ans. Pour lui, la césure – car césure il y a bien – se situe au moment de la publication des Carnets du sous-sol (dans les anciennes traductions : Mémoires écrits dans un souterrain, ou parfois : Le Sous-sol). Entre 1854 et 1864, loin d'être devenu le génie qu'il s'apprête à être, Dostoïevski écrit plusieurs livres, parmi les plus médiocres de son œuvre, comme ces Humiliés et Offensés qui sonnent si tragiquement faux. C'est que, durant ces dix ans, Fédor Mikhaïlovitch est encore l'homme du souterrain, prisonnier de ce tunnel qu'il ne peut donc pas voir, justement parce qu'il est dedans, et non encore le romancier capable de le décrire – parce qu'il s'en est extrait –, d'en révéler les pièges et les faux-semblants. Si l'on met en regard les livres de cette époque de latence et la vie de leur auteur (péché mortel aux yeux de l'avant-garde critique d'il y a cinquante ans…), on s'aperçoit clairement d'une chose : jusqu'aux alentours de 1863 ou 64, Fédor Mikhaïlovitch n'est encore qu'un personnage de ce que seront les romans du Dostoïevski futur, c'est-à-dire en proie au désir le plus mimétique qui soit, possédé par lui. Troyat le pressent, qui écrit de lui : « Ce refoulement bizarre, cette complaisance pour les situations troubles, pour les affections sans lendemain, pour les insatisfactions sensuelles caractérisent toute la jeunesse de Dostoïevski. »

Or, non, pas seulement sa jeunesse, justement. Au sortir du bagne il a 33 ans, il a passé le mitan de son existence ; ce qui ne l'empêche pas de retomber immédiatement dans ces “amours triangulaires” qui ont toujours été son lot. À Sémipalatinsk, où il est confiné en relégation, Fédor Mikhaïlovitch fait la connaissance de Marie Dimitrievna Issaïev, trente ans, mal mariée à un petit instituteur alcoolique. Troyat écrit (c'est moi qui souligne) : « Les deux hommes sympathisèrent assez mystérieusement. Quel attrait Fédor Mikhaïlovitch pouvait-il trouver à la compagnie de cet ivrogne ? » On voit bien qu'aux yeux de Girard il ne saurait y avoir aucun mystère là-dedans : Dostoïevski n'est pas attiré par Issaïev mais par le couple qu'il forme avec Marie Dimitrievna, dans lequel il rêve de s'insérer en tiers, d'en recueillir quelques miettes de tendresse, de furtives éclaboussures de bonheur conjugal – ce bonheur auquel, au fond, il est persuadé de n'avoir pas droit pour lui-même. C'est si vrai que, lorsque le couple Issaïev déménage à quelque 750 km de là et que Marie Dimitrievna tombe amoureuse d'un jeune instituteur, Dostoïevski aussitôt est pris par elle comme confident et il s'introduit en tiers dans ce nouveau couple en formation. Dévoré de jalousie d'une part, il va d'autre part tout faire pour faciliter les amours de Marie et de son Vergounov, en posant à l'ange gardien, en s'inventant des attitudes chevaleresques, avide d'épater le monde par la noblesse de son cœur et la grandeur de son désintéressement. Il entreprend des démarches pour placer le fils de Mme Issaïev dans le corps des cadets ; mieux : il implore “à genoux” son ami et admirateur, le baron Vrangel, de procurer une meilleure place à son rival heureux. À propos de Vergounov, il écrit au baron : « À présent, il m'est plus aimable qu'un frère ; ce n'est pas un péché de demander quoi que ce soit pour lui, il le mérite !… » 

Cette “compassion chevaleresque” pour le rival, Dostoïevski en fera bientôt le thème principal d'Humiliés et Offensés ; mais, dans ce roman “faux”, cette attitude est encore présentée comme un mouvement de noblesse, une abnégation admirable : les personnages et l'auteur sont prisonniers du souterrain et ils demeurent aveugles à leur condition. Dans ce roman, on retrouve le triangle amoureux : Vania est amoureux de Natacha qui aime Aliocha ; lequel est fils de prince et, donc, parfaitement enviable. Quant à Vania, il est écrivain… Lorsque ce dernier apprend la passion de celle qu'il aime pour Aliocha, il met tout en œuvre pour leur permettre de fuit ensemble et pour protéger leur union. Une fois de plus, le personnage se mue en ange gardien, et Dostoïevski nous enjoint d'admirer l'élévation de son âme. Vania écrit à Natacha : « Je vous arrangerai tout, tout, et des rendez-vous, et tout… Je ferai parvenir vos lettres. Pourquoi ne le ferai-je pas? » Et Natacha de lui répondre (je souligne) : « J'aime Aliocha d'un amour insensé, mais il me semble que je t'aime encore davantage, comme mon ami. Je ne saurais vivre sans toi, tu m'es nécessaire, il me faut ton cœur d'or !… » Évidemment, il n'est nullement question de cœur d'or pour Vania, mais bien d'esclavage ; et Natacha ne l'admire pas du tout : elle lui signifie qu'elle entend le maintenir dans ses chaînes, parce que, d'une certaine manière, cela donne du prix à sa liaison avec Aliocha. 

Si Humiliés et Offensés est l'un des romans les moins réussis de DostoIevski, c'est peut-être parce que, à cette époque, au tournant des années 1860, il est déjà engagé sur la voie de la pleine compréhension de ces mécanismes secrets et que, du coup, il ne parvient plus à les maquiller en grands élans de générosité comme il le faisait auparavant ; il découvre qu'il a vécu enchaîné, et que tous ses personnages l'étaient également, notamment les plus “altruistes”. Bref :  il est en train de s'extraire du souterrain. Une fois à l'air libre, il sera à même de nous montrer le grouillement des passions serves et de mettre en lumière les mécanismes qui les régissent ; qu'il s'agisse des revendications d'autonomie absolu de l'homme du souterrain puis du Raskolnikov de Crime et Châtiment, de l'impossible pureté du prince Mychkine dans L'Idiot, de la rage impuissante des révolutionnaires des Démons ou des pulsions mortifères qui agitent et détruisent Les Frères Karamazov.

Au milieu de ces absolus chefs-d'œuvre, Dostoïevski écrira la longue nouvelle qui a pour titre L'Éternel Mari. (Elle rappelle assez curieusement une autre nouvelle, Le Curieux impertinent, que Cervantes a inséré dans Don Quichotte.) On y retrouve le fameux triangle amoureux qui a hanté presque toutes les œuvres précédentes de l'auteur, celles d'avant la “césure”. Mais, cette fois, il n'est plus question de générosité, de dévouement ni de cœur d'or : le mal y est montré à l'œuvre et en pleine lumière – Dostoïevski est finalement devenu lui-même.

vendredi 22 février 2013

Anarchiste à géométrie variable

En mai 1849, pour avoir un peu trop fait le guignol durant l'insurrection de Dresde – à laquelle a activement participé un nommé Richard Wagner –, Michel Bakounine est arrêté et incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul. Moins sanguinaire que ses encore lointains successeurs communistes, le tsar Nicolas 1er lui envoie le comte Orlov, qui délivre à Michel “ni-dieu-ni-maître” Bakounine le message suivant : « L'empereur m'envoie auprès de vous. Il m'a ordonné ce qui suit : “ Dis-lui qu'il m'écrive comme un fils écrirait à son père spirituel. ” »

Aussitôt le prisonnier, ce nihiliste pur jus, cet anarchiste au lait cru, ce révolutionnaire moulé à la louche, ce tyrannophobe élevé sous la mère, prend sa plus belle plume et écrit sans rechigner : « Oui, Sire, je me confesserai à vous comme à un père spirituel, dont l'homme attend l'absolution non pas ici, mais dans l'autre monde. Je prie Dieu qu'il puisse m'inspirer des mots simples, sincères, sans malice et sans flatterie, dignes de trouver accès dans le cœur de Votre Majesté. »

Je n'ai pas connu personnellement le tsar Nicolas 1er, mais à mon avis il a dû bien se marrer.

jeudi 21 février 2013

Le lapsus qui tue et le puits de la mémoire


« Tiens, ça mériterait bien un petit billet de blog… »

Ça se passe toujours de la même façon, au milieu de ce gué capiteux qu'on appelle un apéritif. L'idée jaillit au détour d'une phrase, elle couvre durant quelques secondes la sonate pour piano et clarinette de Brahms, on se dit qu'on devrait bien la noter mais on ne le fait pas puisqu'on est bien certain de s'en souvenir, tout à l'heure.

Évidemment, retour au clavier, on a tout oublié. Ou alors on mélange. Était-ce ce merveilleux lapsus qu'a commis Catherine, juste au moment où on extrayait le bac à glaçons de son compartiment réfrigéré ?

« Je prendrais bien un petit verre, ça te dit ?
– À la rigueur… À condition que tu sois aussi raisonnable qu'hier…
– Ah mais, c'est bien mon intention !
– Non parce que, si tu exagères, je jure sur la tombe de ta mère… »

Elle s'est arrêtée brutalement entre le “mè” et le “re” du dernier mot ; puis, on est parti tous les deux d'un même fou rire. Et, en effet, à ce moment-là, j'ai dit : « Tiens, ça mériterait bien une Frasque d'Irrempe… »

Mais, non, il y a eu autre chose, un peu plus tard ; un autre sujet ; plus nourrissant. Et c'est bien entendu celui-là que j'ai oublié, le temps de répondre à deux ou trois crétins blogosphériques que j'aurais bien pu ignorer ou, au moins, tenir en lisière un moment.

Et voilà comment on gaspille une excellente occasion de ne pas se taire.

mercredi 20 février 2013

Le proverbe d'Al West


Parabole au balcon, diversité au salon.

En raison du socialisme ambiant, l'hiver est repoussé à une date ultérieure


C'est vraiment bien, ces “panneaux à messages variables”, ainsi que je crois qu'on dit, le long des autoroutes ; très utile, surtout. Hier matin, peu après l'embranchement de l'A13 et de sa descendante directe l'A14, l'un d'eux dispensait aux mobilistes une grande et précieuse nouvelle. Il disait ceci :

Vous êtes prêts pour l'hiver ? Nous, oui !

Et j'ai trouvé très réconfortant que la SAPN – Société des autoroute Paris-Normandie (il manque Niemen…) – se déclarât prête à affronter les rigueurs hivernales dès le 19 février.

mardi 19 février 2013

Eloooody reçoit sa Légion d'honneur !


Des commentaires comme celui-ci, on a tous rêvé d'en avoir au moins un, une fois dans sa carrière blogueuse. Hélas, ce n'est pas donné à tout le monde, et je trouve que la jeune Élodie a bien de la chance que cette distinction lui soit échue. Tenez, le voici dans sa presque intégralité (j'ai supprimé ce qui est inintelligible pour qui n'a pas suivi la pantalonnade depuis son origine) :


« J'en ai assez d'être agressée chez toi par tes ce-que-tu-veux, peu importe, en tout cas puisque tu te permets de renvoyer agresseur/euses et agressé.e.s dos à dos discute avec tes agresseur/euses chéries en tête à tête comme tu fais d'habitude et ciao.

« Suzanne, Didier et Jegou ton "patron" clouent régulièrement des gens au pilori mais tu as décidé que c'était des personnes fréquentables, et joue les étonnées devant tou.te.s celleux qui désavouent cette clique nauséabonde comme si c'était les seuls et la toute première fois.

« Tu te moques de qui ?

« AUCUNE féministe à part moi ne vient honorer ton blog d'un com'. Sans doute, n'ont-elles pas envie de lire de saloperies comme celle que je te demande gentiment de retirer et que tu ne retires pas sans doute exprès.
« Tschok s'est senti autorisé d'en rajouter une couche parce qu'il l'est, AUTORISÉ !

« Par toi même en personne.

« Je ne reviendrais plus commenter mais tu n'as même pas le minimum d'estime envers moi pour accéder à ma demande.

« Méprisable. »

Il est beau, non ? C'est au pavillon de Breteuil qu'il devrait être conservé, proposé à l'admiration des foules, et non sur mon humble blog, m'est avis. Comme on n'a pas toute la journée, on glissera rapidement sur le réjouissant ridicule de l'écriture “féministo-dégenrée” du premier paragraphe. En revanche, dans le même, je trouve fort divertissant qu'une blogueuse enjoigne à une autre blogueuse – qui se trouve être la maîtresse de maison – de parler avec ses commentateurs uniquement en privé, afin de ne pas la déranger, elle.

Deuxième paragraphe sans grand attrait : Dame Euterpe ne supporte ni la moquerie ni l'humour et elle tient à ce que ça se sache : qu'elle se rassure, ça se sait.

Dame Euterpe, cependant, ne doit pas trop se sentir assurée d'elle-même, puisque, dans sa giclée suivante, elle se croit tenue de convoquer le ban et l'arrière-ban de l'armada féministe à son secours – armada dont elle s'institue tout naturellement le porte-parole et l'historienne. On ne devrait jamais contrarier les vocations de cheftaine de meute : en vieillissant, elles s'exacerbent.

La vérité profonde, le reproche majeur, la torture véritable finissent par jaillir dans le dernier paragraphe, comme c'est souvent le cas dans ce genre de prose éjaculatoire : Tu n'as pas d'estime envers moi. Ce qui est la traduction post-moderne du très old fashion et finalement attendrissant : Je veux qu'on m'aime ! Et, bien entendu, pour terminer, celle qui mendie l'estime ne peut plus que cracher un mépris qui n'atteint heureusement personne.

Ma chère Élodie, nous ne sommes en effet pas amis, mais vous venez de faire un envieux…

dimanche 17 février 2013

Même trouver un titre devient une tâche accablante…


« J'ai bien hâte que tu fasses un nouveau billet, me dit-elle tout à trac : je ne supporte pas la photo de celui-ci. » Un nouveau billet, un nouveau billet : je voudrais l'y voir, moi, à faire un nouveau billet avec le crâne aussi vide qu'un projet de gouvernement socialiste, comme c'est mon cas aujourd'hui ! Que peut-on écrire lorsqu'on a passé l'essentiel de sa journée à somnoler malgré Dostoïevski et que l'on a dépensé son peu d'énergie à s'extraire de la cervelle et des doigts cinq feuillets à propos d'un calamar géant japonais ? Évidemment, en fouillant la blogosphère avec un esprit moqueur, on pourrait toujours tirer quelques lignes des divagations de celui-ci ou de celle-là ; se divertir d'avoir appris que si les femmes musulmanes se voilent par centaines de milliers avec un si bel ensemble, c'est uniquement à cause de nous, grands méchants Européens aux dents cariées et à l'haleine de rat mort. Mais quoi ! on ne peut pas non plus passer sa vie dans les cloaques, aussi folkloriques soient-ils. D'autant que la botte d'égoutier n'est seyante qu'avec un certain type bien précis de tenue vestimentaire, que l'on n'a pas forcément envie de porter un dimanche. Et puis, il y a des journées, comme cela, où l'aspérité obstinément se dérobe ; tout fuit, tout glisse, tout coule, comme du sable fin enduit de vaseline, ou quelque chose d'approchant. Rien ne s'enchaîne ni encore moins se déchaîne, on aligne les heures comme les verres vides sur un comptoir, on glisse tout tranquillement vers l'avachissement vespéral ; bien qu'on sache depuis le matin qu'il n'y aura rien à la télé – le magazine est formel à ce sujet.

samedi 16 février 2013

Pôle Emploi m'a cramé


Il y a tout de même quelque chose d'un peu surjoué, dans cette forme d'auto-mise à mort qui consiste à s'arroser d'essence avant de craquer une allumette ou de battre son briquet, une sorte de m'as-tu-vu-quand-je-brûle ? qui relève plus ou moins du cirque mais dans sa version gore. Il est possible également que la confrérie des suicidés classiques et plus discrets en prenne quelque ombrage, en conserve un arrière-goût de cendre.

vendredi 15 février 2013

Mélenchon 1er : duas habet etc.


De passage dans nos ex-départements sub-méditerranéens, le camarade Jean-Luc a signifié aux habitants de ces contrées en ruines, souvent appelés Algériens, que la repentance réclamée à cor et à cri par leurs satrapes, ils pouvaient toujours se la tailler en pointe et en faire ensuite l'usage qu'ils jugeraient le plus approprié. Pour le moment, l'ami Gauche de Combat, mélenchonolâtre prosterné, en est resté muet – ce qui nous ramène au billet précédant celui-ci.

Si les muets donnaient de la voix…

Je suis tombé dessus à peu près par hasard ; je l'avais oublié, il m'a fait sourire. J'ai pensé qu'il pourrait vous faire le même effet…

C'est d'un très bon œil que l'on a d'abord vu les aveugles cesser de l'être pour devenir des non voyants, il y a déjà nombre d'années. On pensait alors, un peu naïvement, que ce phénomène de polissage linguistique resterait unique, mais nos amis sourds ne l'ont pas entendu de cette oreille : pas question de se contenter de cet acquis primordial, de s'endormir sur notre unique laurier, de s'abandonner dans les bras de morphème ! Et c'est ainsi qu'ils ont eu droit, eux aussi, à leur petit toilettage lexical en devenant des mal-entendants. Certes, des esprits chagrins purent déceler déjà un certain gauchissement du principe de départ, car mal entendre n'est pas tout à fait ne rien entendre. Mais enfin, mieux valait tout de même ça que d'être sourd.

Ensuite, les Diafoirus du langage prirent la question de plus haut et, comme on naturaliserait en bloc, pour avoir la paix, des hordes lampédusiennes, ont décidé de régler en une seule opération le cas de tous les infirmes. Il en ont d'abord fait des handicapés, puis des personnes-en-situation-de-handicap – on en est là, à l'heure où je vous parle.

Mais nul ne semble s'être avisé, à propos de parler, que pendant ce temps les muets, eux, restaient muets. Certes, on peut comprendre que le défaut de porte-parole ait nui à leur cause, mais tout de même. Quoi ! il ne se serait trouvé personne pour néologiser en leur faveur ? Pas une âme compatissante pour faire d'eux des non-parlants ? À la rigueur des mal-jactants ? Voire des défiés du babil ? Ou pourquoi pas, si on a un peu de temps devant soi, des personnes en situation d'empêchement phonétique ?

Eh bien je le dis à leur place, puisque élever la voix reste dans mes cordes : il est temps que cesse cet ostracisme, pour ne pas dire cet ost-racisme ! Rapidement, tous ensemble, changeons le nom des muets ! Et écoutons la différence.

jeudi 14 février 2013

Un conclave, c'est pas toujours Byzance


Comme ce billet du 14 février 2011 – pur hasard, évidemment – redevient d'actualité (façon de parler, espère-t-on pour Leurs Éminences…), je crois bon de le proposer derechef aux foules admiratives et ferventes. Le voici :

Le 22 août 1241, meurt Grégoire IX, pape âgé de 96 ans – comme quoi le catholicisme conserve davantage et mieux que la révolution : voyez Saint-Just. Jusqu'à son dernier souffle, Grégoire IX aura fait preuve d'une énergie indomptable pour combattre l'empereur Frédéric II à qui il a toujours voué une haine féroce. Quoi qu'il en soit, lui disparu il faut réunir en conclave des cardinaux par ailleurs déchirés entre partisans d'une paix rapide avec Frédéric II (excommunié depuis déjà quelques années par le terrible vieillard) et bellicistes à tous crins. Comme les choses menacent de traîner en longueur, le sénateur unique de Rome – véritable dictateur, en fait –, Mathieu Orsini, qui veut, lui, un pape dans les meilleurs délais, prend les choses en main. Et le conclave vire au cauchemar gore, si l'on en croit Ernst Kantorowicz :

« Immédiatement après la mort du pape, Mathieu Orsini fit saisir les cardinaux par les hommes de sa gardes qui les traînèrent au lieu du scrutin, “comme des voleurs dans un cachot”. Les brutalités commencèrent aussitôt : les cardinaux furent poussés à coups de pied et à coups de poings. Un cardinal, déjà perclus, fut jeté à terre et traîné par sa longue chevelure blanche sur les pierres pointues des rues étroites, si bien qu'il arriva tout en sang dans le local de délibération, dont les portes se fermèrent alors sur lui pour longtemps. »

Au moins imagine-t-on le local en question comme une majestueuse salle toute ruisselante d'ors et de pourpre. On a tort :

« (…) c'était une ruine en forme de tour qui, tout récemment encore, avait particulièrement souffert des tremblements de terre. Les dix cardinaux n'y disposaient que d'une pièce, abstraction faite d'une niche latérale. Les hommes d'armes du sénateur tenaient les prélats dans un isolement tellement strict que leur séjour ressemblait plutôt à un emprisonnement. En dépit de fortes gratifications, distribuées aux soldats pour les soudoyer et acceptées par eux, ni les serviteurs ni les médecins, qui ne tardèrent pas à devenir très nécessaires, ne furent autorisés à pénétrer chez les cardinaux. Toute la construction était délabrée et, à travers les fentes du plafond, c'était moins la pluie qui coulait goutte à goutte qu'un infect purin, car les gardes qui dormaient au-dessus de la salle du conclave utilisaient, par manière de plaisanterie, le plancher endommagé comme latrines. Au moyen de tentes improvisées, les cardinaux gardaient passablement propre et au sec l'endroit où ils dormaient, mais, sans vouloir ici entrer dans les détails, la puanteur qui régnait dans le local du conclave, outre la chaleur favorable aux fièvres du mois d'août romain, la mauvaise nourriture, l'interdiction d'une assistance médicale et les brimades infligées par les hommes d'armes eurent en peu de temps pour résultat que, des dix cardinaux, presque tous tombèrent gravement malades et que trois d'entre eux moururent des suites de leur internement. »

L'enfer va durer deux mois pleins. Finalement, les cardinaux épuisés, agonisants pour certains, élisent l'un d'entre eux, le Milanais Godefroy, qui prend le nom de Célestin IV… et meurt 17 jours plus tard des suites de ce conclave – encore plus fort que Jean-Paul 1er.

Tout était à recommencer.

mercredi 13 février 2013

Proposition de nom pour un futur pape asiatique

Jean-Paul Laurens – 1870
D'après les papologues certifiés, en surchauffe depuis trois jours, il n'est pas impossible que s'asseye prochainement sur le trône de Pierre un Souverain pontife venu de l'Orient compliqué. Soit. Il lui faudra ensuite se trouver un nom, je me propose de l'y aider. La difficulté est bien entendu que ce pape asiatique devra tout à la fois marquer sa différence, comme on jargonne de nos jours, et s'inscrire néanmoins dans une continuité. C'est faisable.

De 891 à 896 a régné à Rome un pape du nom de Formose. C'est évidemment à cette antique motrice que le futur devra accrocher son wagon. Pour cela, il aura même le choix entre deux appellations différentes mais revenant au même : soit Formose II, s'il veut privilégier la continuité, soit Taïwan 1er si c'est la modernité qui l'emporte dans son esprit.

Quoi qu'il en soit, qu'il se méfie tout de même : en 897, le successeur de notre Formose, Étienne VI, qui le haïssait, n'hésita pas à le faire exhumer, à revêtir son cadavre de ses ornements sacerdotaux et à le faire comparaître devant ses accusateurs : c'est ce qu'on a appelé le Concile cadavérique (notre illustration), à l'issu duquel le corps de Formose fut dépouillé de ses insignes pontificaux, se vit arracher les deux doigts de la main droite qui lui avaient servi à bénir, avant d'être livré à la foule, mutilé et, finalement, jeté dans le Tibre.

Réflexion faite, asiatique ou pas, Jean-Paul III ou Benoît XVII, voire Paul VII ou Jean XXIV (mais pas Pie XIII : ça porte malheur) seraient peut-être préférables, surtout s'il tient à sa tranquillité post mortem.

mardi 12 février 2013

Grandit-on jamais ?

C'est, je crois, l'un des chocs les plus violents que l'on reçoit lorsqu'on est un tout jeune enfant, l'un de ceux qui vous laissent muet, à la fois très admiratif et totalement assommé. Tout le monde, je suppose, a vécu cette “scène fondatrice” : vous avez cinq ou six ans, disons, et vous vous sentez tout fiérot d'avoir osé traiter un plus âgé que vous (ou un plus dégourdi, un qui a un grand frère…) de… de n'importe quoi, ce n'est pas ce qui compte. Vous vous attendez à ce qu'il perde ses moyens face à votre attaque frontale héroïque, ou bien à ce qu'il vous balance son poing dans la figure, vous fasse un croche-patte, ou toute autre réaction déjà connue de vous et dûment codifiée. Et c'est à cet instant qu'il vous assène son coup de massue derrière vos oreilles bien dégagées :

C'est çui qui dit qui y est !

Tout bascule dans la seconde, vous voilà cloué au préau comme une chouette à la porte d'une grange. Vous ne pouvez rien répondre parce que cet argument infantile, par sa nouveauté même, vous semble irréfutable ; peut-être qu'une part de vous sent confusément ce que l'assertion a de stupidement mécanique, mais l'autre est incapable de s'en saisir, par n'importe quel bout. Du reste, elle n'a pas de “bouts” : elle est lisse et glissante, repliée sur elle-même, imperméable, tautologique, monadienne. Mais le pis est que vous êtes envahi du soupçon qu'elle est peut-être vraie ; qu'il est possible en effet que l'insulte ou la moquerie se comporte comme un boomerang moral d'une implacable précision – ce que tout le monde savait sauf vous. Pour éviter la désagrégation rapide de vous-même, vous ne pouvez vous raccrocher qu'à la promesse que vous vous faites d'utiliser à votre tour cette suprême et merveilleuse botte de Nevers dès que l'occasion se présentera – et en général elle ne tarde pas à se présenter en effet. Vous en tirez alors un puissant sentiment d'orgueil et de supériorité, s'apparentant à ce qu'on pourrait appeler, si l'on avait le goût des à-peu-près, un délice d'initié.

Est-ce en souvenir de ce moment crucial que les adultes s'obstinent à rester des enfants, des babilleux infantiles qui continueront, leur vie durant, à manier le c'est-çui-qui-dit-qui-y-est avec ce même petit air de supériorité goguenarde qu'ils ont eu, un jour de culottes courtes, en assommant un petit dans la cour de récréation ou au bas du HLM ? Car c'est bien ce que nous faisons, tous ou presque, lorsque nous croyons débattre. Je te parle des salafistes ? Tu me balances les Croisades. Tu me dis Hitler, je t'envoie Staline. Intolérance, racisme, goût irrépressible pour la tyrannie, plaisir de la génuflexion, égoïsme, faux-semblant, peurs, lâcheté, etc. : toujours c'est çui qui dit qui y est. Aucun argument ne peut tenir face à lui, nous sommes voués à tourner en rond entre ces six mots sans possibilité ni surtout envie d'en sortir – et le fait que le même argument, rigoureusement le même, puisse servir à des gens se regardant comme adversaires irréductibles ne semble gêner personne ; peut-être même cette parfaite symétrie participe-t-elle du jeu dans son essence.

Le c'est-çui-qui-dit-qui-y-est est un mur de squash renvoyant une unique balle à deux compétiteurs qui, à mesure que la partie se déroule, se ressemblent à chaque rebond davantage. Les adultes doués de raison que nous pensons être ne sont que des manieurs de raquettes.

lundi 11 février 2013

Qui sera le prochain souverain pontife ?


Les prétendants vraiment sérieux semblent être au nombre de huit, comme les jours d'une semaine bissextile ou les trois mousquetaires en deux volumes. À tout seigneur tout honneur, commençons par les Européens. (Je mets leurs noms en rouge, car c'est la moindre des choses pour des cardinaux.)

– Durant tous les siècles où seul un Italien pouvait prétendre au trône de Pierre, il a été admis que l'archevêché de Milan et celui de Venise étaient les deux meilleurs marchepieds pour venir s'y asseoir. Dans la mesure où Mgr Angelo Scola est passé directement de la place Saint-Marc à celle du Duomo, on peut dire qu'il part favori. Et puis, quoi : il est temps de revenir à un pape italien, non ?

– Celui-là est Milanais aussi mais il n'est pas archevêque de Milan : il est ministre de la Culture du pape en partance. Vous imaginez Aurélie Filipetti devenir présidente de la République ? C'est bien pour cela que les chances de Mgr Gianfranco Ravasi ne sont pas des plus fortes. Par contre, en semant la division et la discorde parmi les cardinaux ritaux, il peut empêcher l'élection du précédent – ce qui serait très vilain.

– Il convient de le reconnaître, les catholiques du monde entier se sont, à l'usage, révélés fort satisfaits de leur pape polonais : est-ce une raison suffisante pour élire un Hongrois ? Un gamin, qui plus est, puisque Mgr Péter Erdő, archevêque de Budapest, a tout juste soixante ans. D'accord, il parle sept langues ; mais ce n'est pas une raison pour être hongrois. Cela dit, en tant que président du Conseil des conférences épiscopales européennes, personne mieux que lui ne connaît les Églises du vieux continent et les cardinaux qui les peuplent : ça doit aider, dans un conclave.

Pour les Européens, je crois que c'est tout : les Français peuvent aller se faire voir chez Plumeau. En revanche, si on veut un pape de langue française, là les chances augmentent considérablement avec…

Mgr Marc Ouellet (pour faire plaisir à nos cousins, on prononcera Ouelett'…) est archevêque de Québec, c'est dire s'il jaspine la langue aussi bien que vous et moi, même si c'est parfois dans des tournures bizarres. Comme il est le patron de la Congrégation des évêques et aussi celui de la Commission pontificale pour l'Amérique latine, ce ne sont ni les amis ni les obligés qui lui manquent. S'il veut être élu, il faudrait juste qu'il cesse de lâcher à tout propos ses hostie de calice, tabernacle, calvaire et autres ciboire

– Histoire de ne pas laisser notre Québécois se morfondre tout seul dans son Amérique du Nord, on lui adjoindra un pur natif de l'Ohio, Mgr Sean Patrick O'Malley, qui, dans sa lointaine jeunesse, a tenu le rôle du matou de gouttière dans Les Aristochats. Aujourd'hui, il porte une superbe barbe à la Landru, mais ça ne suffira pas, je le crains : comme c'est un méchant Yanki, tous les Latinos risque de voter contre lui. Mais on dit qu'il est très bien vu à Rome…

Et maintenant, passons aux candidats exotiques, aux cardinaux divers, aux papabile sensibles. Sortez les congas et les maracas…

– S'il est une Éminence qui ne craint aucune concurrence nationale, c'est bien l'archevêque de Tegucigalpa, (respirez bien à fond) Mgr Óscar Andrés Rodríguez Maradiaga, puisqu'il est le seul cardinal de son Honduras natal. Au passage, quand on doit écrire le sien, on se dit que c'est vraiment une bonne et belle chose que les papes changent de nom une fois élus. Il a beau être vaguement de gauche, il était déjà papabile à la mort de Jean-Paul II, ce qui lui donne une certaine ancienneté dans le métier. De plus, comme il joue de la contrebasse, du saxophone, du piano et de la guitare, il pourra faire le bœuf au moment de la crèche.

– S'il est argentin de souche, Mgr Leonardo Sandri a un gros avantage pour s'installer à Rome : son nom italien. C'est ce qui s'appelle jouer sur les deux tableaux. En tant que substitut de la secrétairie d'État, c'est lui qui est apparu au même instant dans toutes les télés du monde, en 2005, pour annoncer la mort de Jean-Paul II. Il était, à ce moment-là, le numéro trois dans la hiérarchie vaticane, donc il connaît déjà bien le boulot. Et comme il est préfet de la Congrégation pour les Églises orientales, il peut toujours menacer ceux qui ne veulent pas voter pour lui de leur envoyer une escouade de tueurs russes.

– On termine en samba avec Mgr João Braz de Aviz, qui fut archevêque de Brasilia et qui, maintenant, bosse à Rome et non plus à nova (ce pitoyable calembour est un discret hommage à Nicolas, notre maître à tous). Lui, quand il était jeune prêtre, a été pris dans une fusillade (chose étonnante, dans ce pays si délicatement multiculturel) et s'est mangé une poignée de bastos dans les poumons et les intestins : cela ne l'a pas empêché de devenir cardinal ; et le voilà blindé contre un nouvel attentat, toujours possible s'il est élu.

Et alors ? Pas d'Africains ? vont s'époumoner nos belles âmes. Eh non, c'est encore un peu tôt pour eux, apparemment. C'est que les vieux cardinaux se souviennent encore de feu son Éminence Joseph Albert Malula, archevêque de Kinshasa, qui, lorsqu'il venait à Rome, voulait à toute force traîner derrière lui sa femme et les enfants qu'il lui avait faits, afin que Jean-Paul II les bénisse. Délicat…

Pour finir, et afin que nul ne vienne se foutre de ma poire si aucun de ces huit n'est élu, rappelons le fameux proverbe vatican qui a cours depuis des siècles : « Qui entre pape au conclave en ressort cardinal. »

Allez en paix, mes frères, il se fait tiare.

dimanche 10 février 2013

Adoubé par Claude Durand !


J'ai découvert, hier matin, que j'avais les honneurs du journal de Renaud Camus, à la date du 8 février. Il parle du jeu d'épreuves qu'il vient de recevoir de son journal 2012, annoté par Claude Durand, puisque ce volume doit encore être publié par Fayard d'ici quelques semaines ou mois. Comme souvent, Durand lui suggère fortement de supprimer les trop amples (à son gré) citations que Camus fait de tierces personnes. À ce propos, il écrit :

Didier Goux sera heureux d’apprendre qu’un passage de lui sur la lecture des Églogues et du Journal de Travers, d’abord condamné parce que constituant de ma part un emprunt trop long, a été sauvé sur un remords par cette remarque marginale :

« Non, à garder, car de haute qualité ».

Adoubé par Claude Durand, mazette ! je ne me sens plus de fierté. Blague à part, pour moi qui, dans ce domaine de la “critique littéraire”, ai toujours plus ou moins l'impression d'énoncer au mieux des banalités, au pis des bêtises, une telle remarque, et venant d'où elle vient, m'est une sorte de baume, inutile de me le cacher. Je sens que je vais devenir bien fat, s'ils continuent, tous…

samedi 9 février 2013

Longtemps je me suis douché de bonheur

Façade arrière de la maison de tante Léonie, vue du fond du petit jardin.

À Petros, l'autre survivant…

Hier, donc, nous allâmes faire visite à la tante Léonie, chez elle, à Illiers, devenu de manière un peu absurde Illiers-Combray en 1971, à l'occasion du centième anniversaire de la naissance du petit Marcel. Je ne fréquente que fort peu la tante Léonie : ma précédente, et jusqu'à hier unique, visite remonte à exactement trente ans, plus ou moins quelques mois. J'achevais alors ma première lecture d'À la recherche du temps perdu et j'avais l'impression que je ne serais plus jamais le même garçon : il y a des lectures qui produisent cet effet-là – mais assez peu, somme toute. Je n'étais pas seul, pour cette visite à la tante : Philippe Bernalin et Petros m'avaient accompagné. Nous étions arrivés la veille au soir, en train, à la Ferté, et, le lendemain, j'avais emprunté la la voiture de mes parents pour nous emmener à Illiers (109 km, 1 h 35 de route, selon Mappy ; mais nous avions fait une courte halte à Châteaudun, pour prendre un café dan un bar de la place du 18-Octobre).

J'avais été frappé, alors, par l'extrême petitesse de tout : de la maison, du jardin qui en borde l'arrière, des différentes pièces, du fameux escalier lui-même… J'avais rapidement repéré la cause de cet effet : Marcel Proust est venu pour la dernière fois dans cette maison lorsqu'il a été victime de sa première crise d'asthme ; il devait avoir onze ou douze ans, je manque de courage pour aller rechercher l'année exacte. Si bien que, quand il s'est agi de ressusciter Illiers pour en faire Combray, un quart de siècle plus tard, il a dû être victime du phénomène que chacun connaît, à savoir cet agrandissement des lieux et des choses de l'enfance que produit la mémoire. Dans le cas de Proust, l'affaire se complique encore du fait qu'à la maison de la tante Léonie (Élisabeth Amiot, dans le monde réel) est venue s'ajouter, se mêler, se fondre, celle d'Auteuil, où Marcel est né, qui appartenait à son grand-oncle paternel, Louis Weil, et qui était, elle, vraiment grande – en tout cas davantage que celle d'Illiers.

La cuisine de Françoise.

L'impression m'a ressaisi cette fois-ci, bien que je fusse prévenu. On se demande, devant tant d'exiguïté, comment faisait la famille pour ne pas se marcher dessus les uns les autres, notamment lorsque débarquaient, à Pâques, les “Parisiens”, à savoir le docteur Proust, son épouse Jeanne et leurs deux fils, Marcel et Robert.

À vue de souvenir, le rez-de-chaussée ni le premier étage n'ont beaucoup changé depuis ma première visite. En revanche, le grenier – qui ne se visitait pas alors, je crois bien – a été aménagé et propose une exposition permanente de photographies réalisées presque toutes par Paul Nadar, le fils du grand Nadar. Il s'agit de gens que Proust a fréquentés durant sa vie et dont beaucoup ont, dans des proportions variables, servi de modèles pour divers personnages de La Recherche. Ce fut, pour Catherine, l'occasion de se lamenter sur les modes “semi-clodo” de notre époque, comparées à la suprême élégance qui se donnait à voir là, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Une autre salle, dont je ne gardais aucun souvenir, ce qui me fait dire qu'elle ne devait pas exister non plus en 1983, présente divers objets qui, nous assure-t-on, auraient appartenu à Proust, ce dont j'ai eu tendance à douter, au moins pour quelques-uns d'entre eux : qu'aurait donc fait ce génie si peu apte à la vie quotidienne d'un couteau de cuisine ? D'une fourchette à rôti ? Bref… Il y a aussi des lettres, soit écrites par Proust, soit à lui adressées.

Le grand charme de cette visite est qu'il est loisible de l'effectuer sans guide, et que nous étions, hier, rigoureusement seuls dans la maison, où nous avons passé finalement un peu plus d'une heure – une heure de temps retrouvé.

La chambre du petit Marcel.

vendredi 8 février 2013

Des histoires de bâtiment (passez votre chemin)


Je reconnais que, lorsqu'on a passé son après-midi à Illiers-Combray, à s'occuper de Proust, la photo du Château d'If semble bizarre. Seulement, voyez-vous, il me faut noter les quelques sujets de conversation entre Catherine et moi, durant l'apéritif qui a conclu ce petit périple, ou plus exactement les idées de billets qui en sont sorties. Ou qui, peut-être, en sortiront.

Monte-Cristo : roman du mal ; Dantès n'est intéressant que lorsqu'il détruit.

– Dumas écrivain en bâtiment : ses personnages les plus intéressants (toujours dans Monte-Cristo) n'atteignent jamais à Balzac, et même en sont loin. Pourquoi ?

– Les plus intéressants sont les possédés : Mortcerf par l'amour de Mercedes et sa rivalité “girardienne” avec Dantès ; Mme de Villefort, que son amour maternel monstrueux rapproche du Père Goriot. 

– Le côté “bâtiment” de Dumas : Danglars ne tient pas la route face aux “possédés” par l'argent de Balzac. Pourquoi ? Creuser.

– Le mal du roman du XIXe siècle (peut-être issu de Rousseau : creuser) : les héroïnes “pures”, pré-TF1. Insupportables chez Dumas (voir chez Barbey) : Valentine de Villefort, Haydée, Louise de La Vallière (Bragelonne), à peine moins caricaturales chez Balzac (Morsauf ----> Morcerf)

– Homme pas mieux lotis : Maximilien Morel (Dumas responsable de l'invention de Morel ?), Raoul de Bragelonne.

– La Varende : bel écrivain, piètre romancier : insupportables héroïnes “pures”, chiantes, envie de troussées à la hussarde chez le lecteur – les faire couiner comme de vraies femelles. (Retrouver le nom de la pétasse de Nez de cuir.) À la lecture, irrésistible pente qui ramène, par réaction purement épidermique, à ce faux écrivain de Frédéric Dard, ce flamboyant bâtimenteur, qui a mieux que quiconque défini, et définitivement, les héroïnes dont je parle, celles qui disent : « Ta bite a un goût. » On sent bien que, pour cette pauvre Valentine de Villefort, toute bite aura toujours un goût – et l'on plaint ce pauvre Maximilien.

– Pourquoi La Varende traîne-t-il après lui cette malédiction, cette guimauve du XIXe  ? Est-ce que ça le condamne (comme écrivain ? Comme romancier ?) ?

– Parallèle esquissé entre Jean de La Varende et Renaud Camus, au sommet d'eux-mêmes lorsqu'ils n'essaient pas d'être romanciers. – Écrivains de vagabondage, moralistes de traverse, promeneurs essentiels (esquisser un parallèle, par exemple, entre les Belles Esclaves de l'un et les Départements de l'autre.)

– Revenons à Dumas et à Monte Cristo : pourquoi le comte redevient-il cette espèce de bisounours qu'est Dantès dès qu'il s'essaie à faire le bien ? Plus bizarre : pourquoi reste-t-il aussi sadique dès qu'il s'avise de le faire, ce bien ? Qu'est-ce qui justifie de pousser le père Morel jusqu'au bord du suicide avant de le sauver ? 

– Question annexe mais sans doute importante : devenu Monte-Cristo, Edmond Dantès éprouve-t-il le moindre plaisir à faire le bien ? En a-t-il encore quoi que ce soit à foutre des Morel ? 

– Question fondamentale, dérivant de la question annexe précédente : le comte de Monte-Cristo a-t-il quoi que ce soit en commun avec Edmond Dantès ? Ce roman ne serait-il pas celui de la lutte entre l'imbécile niais que vous fûtes et l'espèce de surpuissance que les circonstances ont fait de vous ?

– Question annexe à la question fondamentale dérivant de la question annexe qui l'avait précédée : quel rôle joue là-dedans l'abbé Faria ? Qui est-il ? Pourrait-il être une prolongation de l'esprit de Dantès, en pleine transformation, c'est-à-dire un être n'ayant jamais réellement existé ?

– Pour finir : Le comte de Monte Cristo serait-il autre chose qu'un vampire ? Qui plus est, refusant, en tant que Français de France, de conduire une Mercedes ?

C'est bien : j'ai des sujets de billets pour un an, au moins.

Pour instaurer le règne de l'amour et de la fraternité, désindigénons les quartiers sensibles !


Il suffisait d'y penser : pour que, chez les gènes, cessent les chamailleries entre indi et allo, il suffit d'éliminer, dans les endroits où ils se côtoient, l'une de ces deux sympathiques catégories (mais pas celle qui vous vient naturellement à l'esprit…) de population, et de nouveau la paix descendra sur le monde sensible. C'est d'ailleurs curieux que l'on ait pu, chez les folliculaires appointés, avoir une idée pareille, puisque tout le monde sait bien, et eux les premiers, que toute friction dans ces quartiers-là a pour source quasi unique la pauvreté, et non je ne sais quel antagonisme ethnique qui n'existe qu'à l'état de fantasme fortement remuglant dans le cerveau plein de mouches à vache des rancis de toutes obédiences. Y a quèqu' chose qui cloche là-d'dans, comme dirait l'autre. Puisque vous avez fait l'effort de venir, lisez donc le communiqué publié hier sur ce sujet par le parti de l'In-nocence :

« Le parti de l’In-nocence se félicite que France 2, à en croire un stupéfiant reportage diffusé au cours du journal de 20 heures, hier mercredi 6 février 2013, ait en quelque sorte résolu à elle toute seule la question du Grand Remplacement et des diverses nocences qui y sont liées. Était évoquée tout d’abord, dans ce bref documentaire, l’impressionnante série de violences et d’agressions qui avaient abouti, dans un quartier dit sensible, à une non moins impressionnante série de fermetures de magasins de toute sorte, centres commerciaux, pharmacies, bureaux de tabac, épiceries, boucheries et grandes surfaces. Puis venait l’admirable solution observée par le reportage et implicitement vantée par lui, sur l'exemple d’une grande surface fondée, possédée et dirigée par un jeune entrepreneur turc : plus d’agressions, cette entreprise-là n’est, elle, nullement menacée et elle prospère pacifiquement. Le jeune entrepreneur expliquait lui-même, avec une louable candeur, que dans la mesure où les divers magasins et locaux commerciaux seraient possédés, gérés et tenus par des personnes de même origine (ou de même religion ?, puisque lui-même était turc) que la population majoritaire dans ces quartiers, il n’y aurait plus de violence et le risque de fermeture serait écarté : « On a regardé tous les braquages, les vols les agressions qui sont effectués, c'est là que je me suis dit que si c'était moi qui l'avais, on n'aurait jamais eu tous ces problèmes. » Prodigieux aveu, qui vaut reconnaissance au passage que la nocence est bel et bien d’origine ethnique ou “communautaire”, et non pas d’origine sociale comme le prétendent invariablement les Amis du Désastre : le changement de direction des entreprises, en effet, ne change rien à la situation sociale des nocents. Ainsi, avec la bénédiction de France 2, le remède aux maux nés du Grand Remplacement est tout trouvé : il suffit de mener celui-ci jusqu’à son terme. Quand tout le monde aura été remplacé, la paix civile reviendra. Quand il n’y aura plus dans les quartiers sensibles que des Sensibles, l’ordre public y sera rétabli comme par enchantement et il n’y aura plus le moindre motif pour personne de fermer boutique et de partir. On imagine que la présence indigène, en attendant, y est perçue comme une provocation. »

Ils ont quand même très mauvais esprit, ces In-nocents. D'ailleurs, ils sentent un peu, il me semble…

jeudi 7 février 2013

Papa Pic et Maman Goux

Pour ce qui est de l'intimité nous n'en sommes pas encore là.

Avec ça qu'il n'a pas l'air commode…
Nous nous étonnions, depuis quelque temps, de la quantité de noisettes, celles que nous déposons pour lui à l'embranchement primordial du cerisier, que pouvait engloutir le pic épeiche qui nous rend visite régulièrement depuis plusieurs semaines maintenant. Mais Catherine, ce matin, a vu un énorme pivert – déjà aperçu par moi deux ou trois fois dans le verger voisin, venir y puiser lui aussi sans la moindre vergogne. Quand je dis “énorme”, c'est par référence à la taille de son cousin épeiche : pour un pivert, il doit être, je suppose, de taille résolument standard. Le paradoxe est que, au départ, elles avaient été, ces noisettes, achetées en vue de nourrir l'écureuil qui est passé par chez nous à quelques reprises au début de l'automne, lequel n'est plus jamais revenu depuis, alors qu'il aurait en principe table ouverte et grassement garnie. 

Il n'empêche : si on m'avait prédit qu'un jour je serais obligé, au sein de nos finances domestiques, d'établir un “budget noisettes”…

Jean de La Varende éteint les Lumières


    « (…) Louis XV haïssait les gens de lettres de son temps, et non sans quelque raison. Ils furent les plus grands ennemis de la Couronne, peut-être de la vie nationale – et même de la vie universelle, aussi, en détruisant l'idée de caste. Et qu'ils étaient ennuyeux à lire, s'ils divertissaient à entendre ! Ferait-on dix tomes, hors les Mémoires, avec les œuvres du XVIIIe siècle encore aimées naturellement, spontanément ? Entre la Henriade et l'Émile, que de cabinets noirs remplis d'araignées pédagogues ! Ces hommes, d'ailleurs, étaient méchants ; leur raillerie les dominait. Voltaire, que les financiers, parents de Madame de Pompadour, avaient enrichi, que la Marquise elle-même tentera plusieurs fois d'aider, fut son ennemi le plus acharné. La traîna dans la boue, dans sa boue à lui, d'autant plus marquante qu'elle était pleine de paillettes. Jean-Jacques Rousseau fut protégé, choyé, se laissa faire malgré ses officielles protestations. Le Président de Montesquieu s'adresse à elle et crie au secours. Helvétius la courtise. Les Encyclopédistes mendient sa générosité.
    Elle crut de son devoir de soutenir toute la coterie de ces littérateurs sauvages, primaires, de ces fielleux malins, faussement abondants dans leurs réticences, vraiment égarés dans un orgueil pitoyable : les philosophes ! Le mot ferait rire si cette “philosophie” n'avait pas entraîné ce que l'on sait. »

Jean de La Varende, Les Belles Esclaves, édition Flammarion de 1949, pp. 262 & 263.

mercredi 6 février 2013

De la Montespan et de l'esprit des Mortemart

Athénaïs de Montespan, née Rochechouart de Mortemart, par Pierre Mignard

Au Prince d'Aquitaine à la Tour abolie…

Dans les tableaux successifs de ses Belles Esclaves, La Varende séduit parce qu'il est injuste : autant est sensible la tendresse qu'il éprouve pour Mademoiselle de La Vallière, autant s'exerce sa hargne contre Madame de Montespan. Il faut lire ces deux textes à la suite, qui dans le livre sont séparés par la centaine de pages consacrées à la Grande Mademoiselle, nièce de Louis XIII et, par conséquent, cousine du Quatorzième. La Varende, donc, discrimine et stigmatise ; il est partial jusqu'au comique. Le portrait physique qu'il brosse de la favorite du roi est une manière d'exécution sommaire. Lisons :

    « Toute la physionomie, l'allure même de Madame de Montespan, se composaient autour de son nez aquilin, ce nez qui vint d'Espagne et n'apparut si tard en France que pour y devenir prestigieux grâce à la dynastie dont il sera le signe distinctif – comme, en Autriche, cette lèvre très ourlée que les infants avaient reçue de Philippe le Beau. Le nez Bourbon est d'une belle fierté, à coup sûr, mais il ne tient en rien de cette sérénité, presque divine, qui s'appuie sur le nez droit, ni de cette gentillesse, de cette douceur aimable qui flottent autour de certains nez retroussés, un peu retroussés. Le XVIIIe siècle allait très vite relever, à la Roxelane, le nez français, pour en faire ce tout petit museau prêt à s'enfoncer dans les roses pompons, à se barbouiller de crème aux laiteries de parade, à éternuer dans les coussins fleuris. Le nez du XVIIIe siècle ne s'abaissait que pour sourire, le reste du visage remédiant à cette gravité anormale. Mais Madame de Montespan eut du bec ; ses yeux étaient un peu gonflés, très largement fendus : de magnifiques globes bleus et blancs dont la saillie augmentait encore l'éclat, et aussi la mobilité, l'accent, l'impétuosité. Bouche petite et dents vives.
    Cependant, indéniable ! tout ce visage était entraîné par son nez, par cette trop longue courbe ennuyeuse qui faisait un peu mouton, malgré tous les dires admiratifs, et quelque peu bélier. L'espace manquait entre le menton et les narines ; l'espace régulier manquait où la petite bouche perdait alors de sa joliesse pour paraître une nécessité de ce resserrement.
    Cela aurait dû être désagréable. Cette figure tendait à la sphère, offrait une rondeur de bouclier. L'Amour tendre n'y trouvait pas à pénétrer alors que Louise de La Vallière offrait sa face saturnienne de Pierrot.
    Il y a discussion, mais Athénaïste devait être assez courte, plus râblée en ponette qu'allongée en pur sang. Je crois même qu'elle fut, corporellement et dans ses riches appas, assez commune, si l'on veut s'arrêter à sa grande mine, à ses airs de tête. La Vallière complétait son amant, le rendait plus mâle et aussi l'affinait par sa fragilité personnelle qui devenait, pour l'homme robuste, une déclaration de délicatesse. Madame de Montespan n'ennoblit pas le Roi ; elle le rendait plus grossier. C'était une beauté qu'on a toute sous la main. »

Pour commencer, j'ignore ce qui pousse La Varende à prénommer son sujet Athénaïste : partout on ne trouve que le plus classique Athénaïs, y compris dans l'indispensable Dictionnaire encyclopédique d'histoire de Michel Mourre – passons.

Si La Varende exécute à ce point sa victime, c'est peut-être pour mieux louer son esprit dès la page suivante, cet esprit que, au dire des contemporains, tous les Mortemart ou presque recevaient en partage. Les nôtres étaient quatre frère et sœurs, tous célèbres à des titres divers. L'aînée était Madame de Thianges, fort belle en sa jeunesse, hideuse en son âge mûr, ainsi qu'en témoigne férocement Saint-Simon : « Madame de Thianges avait les yeux fort chassieux, avec du taffetas vert dessus, et une grande bavette de linge qui lui prenait sous le menton. Ce n'était pas sans besoin, elle bavait sans cesse et fort abondamment. » Voilà qui ravalerait notre La Varende au rang des portraitistes à l'eau de rose…

La deuxième sœur était notre Marquise, et la troisième fut abbesse de Fontevrault, la seconde femme de France par ses immenses revenus. Quant à l'unique mâle de cette fratrie glorieuse, le duc de Vivonne, il était déjà Général des Galères à 33 ans, et il dut son bâton de Maréchal de France moins à sa parentèle qu'à sa réelle valeur militaire. En outre, le contraire d'un sot, si l'on en croit Voltaire : « Le duc de Vivonne était un des hommes de la Cour qui avaient le plus de goût et de lecture. » Un brevet qui vaut bien le bâton.

À propos de lui et de ses sœurs, le même Voltaire ajoute : « Ces quatre personnes plaisaient universellement par un tour singulier de conversation mêlée de plaisanterie, de naïveté, et de finesse, qu'on appelait l'esprit des Mortemart ; elles écrivaient toutes avec une grâce particulière. » À peu près au même moment, à La Ferté-Vidame, dans le secret de son château, Saint-Simon écrit lui aussi une page à la gloire de cet esprit des Mortemart – mais pas plus que Voltaire il n'en donne d'exemple concret, ne cite le moindre “mot”. Et c'est finalement tant mieux pour nous autres, lecteurs du XXe siècle et du suivant. 

Car c'est bien parce que Proust s'agaçait de cette carence, qui le frustrait grandement, qu'il eut à cœur, écrivant sa Recherche, de surpasser et Voltaire et Saint-Simon : ne se contentant pas de doter les Guermantes d'un esprit, assez proche de celui des Mortemart si l'on s'appuie sur les quelques mots de Voltaire, il entreprit de le créer, de le mettre en action, de nous le donner à entendre. Et c'est probablement en discret hommage au modèle historique qu'il rebaptisa le Loir la Vivonne.

Pour terminer sur une note plus énigmatique, un aparté pour happy few, je dirais qu'en étant une Mortemart, Madame de Montespan me devient étrangement proche, d'une manière toute matérielle pour ne pas dire prosaïque.

dimanche 3 février 2013

Les belles esclaves, ces femmes d'exception et de rêverie intense

La Diane du château d'Anet, de Jean Goujon – actuellement au Louvre.

Il fallait bien cela, cette lecture, pour sauver la journée de la grisaille et des fracas inutiles auxquels elle semblait vouée dès le matin. Le livre a été déposé vendredi soir à la maison, sans doute par désir de mener à satiété notre fringale spirituelle, par El Desdichado qui y avait été convié afin de rassasier en notre compagnie celle du corps. Les Belles Esclaves : ainsi Jean de La Varende a-t-il nommé ce recueil de textes consacrés chacun à une femme d'exception de l'Ancien Régime, de Diane de Poitiers à Madame Récamier (mais peut-on dire que Madame Récamier appartient à l'Ancien Régime ? Par de nombreux côtés, assurément), en passant par Gabrielle d'Estrées, Louise de La Vallières, la Grande Mademoiselle et une poignée d'autres. Lecture incitant à une rêverie puissante, à un alanguissement des sens que l'on pourrait presque qualifier d'amoureux, tant la passion nostalgique de La Varende pour les figures qu'il appelle affleure à chaque phrase.

Et comme elles vivent, ces femmes ! Comme elles sont fières, fortes et libres, en même temps que souffrantes et enchaînées ! On pourrait se lancer, bien sûr, dans un petit parallèle amusant avec nos modernes “libérées”, mais même cela, pourtant tout à leurs gloire et avantage, serait leur faire injure ; les expulser sans ménagement d'Anet ou de Chenonceau pour le pavillon suburbain – on s'en gardera. La mémoire du lecteur tient à les conserver intactes, d'esprit et de chair, telles que La Varende a voulu et su nous les offrir ; ou, pour dire plus justement, nous les recomposer. Laissons nos contemporains dévaler les pistes skiables et restons bien calfeutrés avec ces neiges d'antan.