vendredi 2 mars 2018

Une occupation comme une autre


Hier après-midi, je me suis avisé qu'à enfiler telles des perles les romans d'écrivains juifs, je me mettais en danger d'overdose, si ce n'est de jazzmanisation inopinée : il fallait réagir, marquer une pause, souffler un peu. J'ai donc lâché au milieu du gué Saul Bellow et son attachant Ravelstein ; et, comme mes yeux venaient de se poser dessus, j'ai repris le Journal (1940 – 1950) de Jean Galtier-Boissière. Il s'agit en fait des quatre journaux publiés par le fondateur du célèbre Crapouillot, que les éditions Quai Voltaire ont eu naguère la bonne idée de réunir en un seul volume de plus de mille pages.

Cela se déguste comme un petit vin de Loire servi frais juste ce qu'il faut. Je veux dire par là que le breuvage distillé entre ces pages engendre très facilement la bonne humeur, sans toutefois nuire à la réflexion ; simplement parce que l'œil aiguisé du vendangeur ne se laisse jamais embrumer par les vapeurs de l'époque – et Dieu sait, pourtant, si elles furent à la fois capiteuses et délétères. 

Galtier nous amène le sourire aux lèvres par deux chemins différents, au moins tout au long du premier tome, qui va de l'été quarante à celui de quarante-quatre. L'un d'eux est pavé des blagues qui se sont mises à fleurir dans Paris dès l'arrivée et l'installation des Allemands : à certaines le temps a fait perdre leur sel, mais beaucoup restent fort drôles. En voici une, prise à peu près au hasard (elle date de 1943) : « Le Bon Dieu donne à Mathusalem une permission de détente pour se rendre sur la terre. Le patriarche descend d'abord en Allemagne, mais il revient précipitamment au ciel : “Je me suis échappé de justesse, déclare-t-il, on allait mobiliser ma classe !” Il repart ensuite pour visiter la France, mais revient encore plus vite : “Quand on a su mon âge, dit-il, on voulait me nommer chef de l'État !” » Et puis, il y a toutes les petites trouvailles de Galtier lui-même, qui, en 1942, rebaptise le maréchal Pétain : le connétable du déclin ; et qui, dès l'été 40, avait forgé une pseudo devise pour le général Weygand : Veni, vidi, Vichy.

Galtier-Boissière redevient pleinement journaliste durant les journées de la libération de Paris, en août 44. Mais, anti-nazi et anti-pétainiste, son enthousiasme pour la France libre ne suffit pas à lui faire prendre des vessies pour des lanternes : le regard reste lucide, relevé d'un grain d'ironie : c'est le second chemin, qui lui est vraiment propre. Le 20 août, après avoir assisté aux escarmouches du quartier Saint-Michel, il écrit : « La guerre des rues comporte moins de risques et plus de pittoresque que la guerre en rase campagne ; on rentre déjeuner chez soi avec son fusil ; tout le quartier est aux fenêtres qui vous observe et vous applaudit ; le crémier, la fruitière et le bistrot qui offre la tournée de blanc. S'il y avait le cinéma, ce serait la gloire complète. »

Il ne pouvait pas deviner que, quelques décennies plus tard, c'est la télévision qui suivrait les moindres gestes de tous les “libérateurs de proximité” de la planète. Quant à ses confrères de presse, il n'épargne pas ceux de la collaboration, bien sûr ; mais à peine davantage les guerriers de la plume qui les remplacent du jour au lendemain dans les salles de rédaction : « La nouvelle presse, note-t-il dès septembre 44, béatement conformiste, est d'une platitude que n'excuse plus l'improvisation des premiers jours. Tous les journaux sautent de joie à l'idée d'être libres, libres… mais libres de quoi ? » Et la conclusion de Galtier se fait plaisamment assassine : « Nous nous apercevons, non sans mélancolie, que le principal mérite de certaines feuilles, c'était d'être clandestines. »

Galtier procède presque toujours de la même façon : exposition d'un fait – en précisant systématiquement s'il s'agit d'une véritable information ou d'une simple rumeur –, de manière assez neutre ; puis, juste après, il lui donne son petit coup de projecteur personnel. Ainsi, début septembre 44,  il énumère quelques-uns des comédiens célèbres du temps, que l'on est en train d'épurer ou au moins de titiller un peu : Sacha Guitry, Albert Préjean, Pierre Fresnay, Raimu, Maurice Chevalier et autres Fernandel. Galtier se contente d'abord de faire défiler leurs noms en indiquant sobrement ce qui leur est reproché. Puis, arrive son “coup de projo” : « Mais, dans les campagnes qui s'amorcent, on sent un peu trop la jalousie des petits emplois vis-à-vis des premiers rôles qu'ils voudraient évincer à la faveur de l'épuration. – Pourquoi ne jouerais-je point Tartuffe, se dit un deuxième valet du répertoire, moi qui ai fait le coup de feu rue de Rivoli ? »

Bref, un journal hautement recommandable, si l'on veut m'en croire. D'autant que l'on y déjeune assez régulièrement avec Paul Léautaud.

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